Ces dernières années, la stratégie de Toyota en matière d’électrification paraît bien peu claire. Nous avons directement demandé à Frank Marotte, président de Toyota France, de nous éclairer.

Faite de nombreux revirements, la stratégie de Toyota concernant les véhicules zéro émission était très attendue, très observée et aussi très critiquée par les clients, les observateurs et la presse. Constructeur numéro un mondial depuis trois ans devant Volkswagen, Toyota prévoit de passer son catalogue européen de zéro à une trentaine de véhicules 100 % électriques d’ici à 2035 (2030 pour Lexus). Pour cela, le groupe achève de développer une plate-forme 100 % électrique qui verra le jour d’ici à 2025, mais fait également feu de tout bois en investissant dans les batteries, sans pour autant délaisser l’hydrogène et investir le domaine des carburants de synthèse. Côté produits, la cinquième génération de Prius qui arrive en Europe en seule version PHEV, le BZ4X qui a pris beaucoup de retard et les anachronismes technologiques du Lexus UX300e suscitent aussi des interrogations. Pour tenter d’y voir plus clair, nous avons soumis à la question Frank Marotte, Président et CEO du groupe Toyota pour la France.

Vous venez d’annoncer un nouveau plan produits pour atteindre le 100 % zéro émission. Si je compte bien, c’est le quatrième depuis 2017. En quoi celui-ci est-il plus sérieux que les précédents ?

D’abord parce qu’il y a beaucoup de chiffres. Avancer des chiffres aussi précis sur des objectifs que l’on donne compte beaucoup dans la culture japonaise. Cela veut dire qu’en général, on a étudié et planifié de les réaliser. Le plan est aussi beaucoup plus complet que ce qu’on a jamais annoncé, avec une partie produits-véhicules, une partie composants avec les batteries, une partie industrielle… Donc ça veut dire qu’à partir du moment où on met tout ça en mouvement, lorsqu’on change une orientation industrielle, il n’y a pas de retour en arrière. Tout s’imbrique. Une fois que l’on a modifié les usines pour faire des voitures électriques, il faut absolument qu’on ait des véhicules à assembler, sinon le modèle ne fonctionne pas. Donc tous ces chiffres avancés, une volonté de transformation globale de l’entreprise, ça crédibilise tout ce que l’on annonce à l’horizon 2030.

Si on parle de véhicules électriques purs, à l’horizon 2030 pour Lexus et 2035 pour Toyota, cela représentera combien de modèles ?

On annonce toujours pour 2030 une trentaine de véhicules électriques à batteries pour les deux marques. Le nombre n’a pas forcément évolué [par rapport au plan annoncé en décembre 2021, NDLR], mais les technologies vont changer, les plates-formes vont changer, les batteries vont changer. Avec ce nombre de véhicules, on va remplir tous nos besoins en termes d’usages, de couvertures de segments, de couvertures de marchés.

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Vous confirmez une approche globale et multi-énergies, hybride, PHEV, hydrogène et BEV ?

Absolument.

Comment mener tout cela de front en étant rentable sur tous les segments et tout en baissant les coûts ?

Notre ambition a toujours été d’être un constructeur très rentable. On a réussi à l’être ces dernières années tout en étant les plus avant-gardistes sur l’électrification avec l’hybride. On a réussi à prouver que l’on pouvait conjuguer équilibre entre investissements pour innover, recherches et développements pour décarboner, production de voitures en nombre suffisant pour amortir nos investissements.

Est-ce que l’e-fuel, dans lequel vous investissez désormais aussi, entre dans ce cadre de rentabilité ? Si vous visez le 100 % électrique, cette technologie pourrait-elle être perdue ?

L’e-fuel sera une technologie complémentaire, à la manière du rétrofit.

Avez-vous déjà des partenaires ? Comment allez-vous distribuer ces kits de conversion e-fuel ?

C’est encore trop tôt pour le dire. Nous n’en sommes qu’au début de la recherche technologique. Est-ce que ça fonctionne, à quel point faut-il modifier la ligne d’échappement ou le moteur thermique pour la tolérance à l’e-fuel ? Nous allons continuer à travailler à partir de prototypes, comme celui vu aux 24 Heures du Mans, sur la pertinence entre hydrogène liquide et e-fuel, car l’e-fuel est coûteux à produire. On peut très bien découvrir dans les mois qui viennent que l’hydrogène liquide est plus pertinent pour faire du drop-in dans un moteur existant et moins impactant en termes de modifications pour arriver au même résultat, c’est-à-dire le zéro émission. L’hydrogène liquide est même plus vertueux que l’e-fuel. L’e-fuel c’est la neutralité carbone, l’hydrogène c’est vraiment la décarbonation. Nous sommes encore vraiment à la phase des prototypes et de la recherche. Une fois que l’on aura stabilisé la technologie que l’on va utiliser, on trouvera les partenaires qui nous permettrons d’avoir accès au marché du rétrofit, du traitement du parc.

Dans l’énoncé de votre plan, vous évoquez le fait qu’il soit assez normal que les pays riches, comme l’Europe, soient un peu leaders ou pionniers dans la mise en place d’un marché 100 % électrique. Mais est-ce qu’il n’y a pas quand même des disparités importantes au sein d’une zone comme l’Europe sur les capacités à développer un réseau électrique dans les échéances déjà fixées, que ce soit entre l’est et l’ouest, le nord et le sud ?

Il y a effectivement des disparités. Mais quand on voit la progression de la Pologne sur les 30 dernières années, depuis qu’ils sont entrés dans l’Union Européenne, la progression du pouvoir d’achat et de la consommation de mobilité dans ces pays, la consommation de l’automobile a énormément changé. Ce phénomène va continuer. La Pologne est un exemple, la République Tchèque en est un autre.

Vous parlez là de pouvoir d’achat, je pensais aussi à la décarbonation, à la façon dont on fabrique l’électricité.

Il y a effectivement le mix énergétique et la fabrication de l’énergie. La Pologne, l’un des plus emblématiques pays de l’est, est sous pression pour décarboner sa production d’énergie qui repose à environ 80 % sur le charbon. C’est progressif, cela demande des investissements massifs, ils ont demandé du temps pour le faire, mais jamais nié qu’ils devaient le faire. On peut tout à fait imaginer qu’à l’horizon 2030 ils auront progressé.

L’Allemagne a aussi fait un choix qui les rend à nouveau dépendant du carbone pour produire de l’électricité.

D’une manière globale, où Toyota se situe-t-elle face à des acteurs américains ou chinois dont les cadences augmentent de façon très significative et qui deviennent très puissants sur l’électrique, Tesla ou BYD par exemple, BYD qui sera sans doute numéro un en Chine dès cette année, devant Toyota et VW ? Comment allez-vous lutter alors que, d’une certaine manière, vous partez de zéro tout en gardant l’ambition de rester numéro 1 mondial ?

Le plan pour les contrer, c’est un plan de compétitivité. À la fois offrir les produits qui correspondent à des usages, baisser nos coûts pour les proposer à des prix compétitifs y compris face aux chinois et avoir un modèle industriel qui permette de les produire au meilleur coût. C’est un plan de compétitivité général, et d’investissements dans les bonnes technologies. Si on ne fait pas ça, de toute façon, on sera perdus.

Ensuite, ce sont aussi des partenariats. Nous sommes par exemple partenaires de BYD. Ils nous fournissent en batteries, nous ne les voyons pas comme des ennemis à ignorer. En travaillant avec eux, nous avons pu progresser dans notre connaissance des batteries. Ce que l’on peut annoncer aujourd’hui est aussi lié aux observations que l’on a pu avoir dans le cadre de notre joint-venture en Chine. Ils nous ont donc été utiles aussi. Nous avons du faire preuve d’humilité pour reconnaître que, dans un certain nombre de domaines, ils avaient un savoir faire très avancé. Donc, on travaille avec eux dans certains cas. Après, pour être compétitifs face à eux dans des zones où on sera en concurrence directe, on pourra mettre tous les droits de douane que l’on veut, ils les contourneront. Ils construiront des usines en Europe – et je ne doute pas que ce sera le cas très prochainement — si on met des droits de douane sur les importations hors Europe. Il n’y aura donc rien à faire à part de la compétitivité. Il faut donc qu’on accélère face à cela.

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Compétitivité, donc baisse de prix. Je me rappelle que, lors du lancement de la Mirai II, il était question de faire tomber son prix à celui d’un SUV classique d’ici à 10 ans, c’est-à-dire dès la troisième génération. C’est toujours tenable ?

Oui. Surtout quand on accélère dans la recherche. C’est par là que ça passe. Quand on alloue grosso-modo 5 milliards par an à l’hydrogène et à l’électrique à batteries, c’est le meilleur moyen d’y arriver.

Vous avez aussi pour ambition d’abaisser de 50 % des coûts de production de l’électrique. Ça veut dire que vous pariez sur une baisse sensible du cours du lithium ?

Oui, parce que les méthodes d’exploration continuent à s’améliorer, et on est impliqué en amont dans cette filière. Certes, la demande va augmenter, mais la production va aussi considérablement augmenter.

Pour 2023, vous avez annoncé un objectif de 9 % de croissance en volume dans le monde. C’est énorme. Sur quels segments et quels marchés comptez-vous l’asseoir ?

Un peu partout, mais majoritairement dans les pays émergents. Le marché européen est pour l’instant porter par le portefeuille de commande. Ça va ralentir mais représentera tout de même une petite croissance cette année. Le marché nord-américain est plutôt en bonne santé. Ce qui fait aujourd’hui la croissance par l’augmentation de la population, du pouvoir d’achat et de la consommation, ce sont les pays émergents. C’est là où la croissance est la plus forte.

Parlons un peu produit et commençons par la Prius. De nombreux constructeurs reviennent ou viennent à l’hybride avec succès, on peut par exemple citer Renault. Pourquoi avoir renoncé à vendre la Prius en hybride en Europe au bénéfice de la seule version PHEV, alors qu’elle est disponible ailleurs dans le monde dans les deux technologies ?

C’est un choix assumé. Le rôle de la Prius est toujours d’introduire la technologie la plus avancée dans le domaine de l’hybride, et la plus décarbonée. Aujourd’hui, de facto, dans le portefeuille de technologies d’hybridation que l’on a, la technologie la plus avancée est la cinquième génération d’hybride, en PHEV. C’est ce qui permet d’atteindre le niveau de CO2 le plus faible. Tout cela est bien entendu lié à la typologie de clientèle Prius. Un client Prius, au-delà de tout, c’est un porteur de nouvelles technologies. Il achète Prius avant tout pour cela et depuis l’origine de ce véhicule. Il faut donc que notre offre soit en phase avec cela.

Mais une Prius PHEV étant beaucoup plus chère qu’une hybride classique, vous ne craignez pas que vos clients adeptes de technologies ne se rabattent sur d’autres marques, par exemple Tesla, qui bénéficie aussi de cette image de pionnier dans la technologie ? On arrive dans des prix très comparables.

Certains clients Prius qu’on a pu éventuellement perdre ont basculé sur de l’électrique à batteries, chez Tesla ou chez d’autres. On a malgré tout une fidélité sur ce modèle qui est assez élevée. Il y a la technologie, mais aussi un certain style. Il y a un ADN du style Prius qui est conservé dans le temps, même si on le modernise très bien sur cette génération. Il y a aussi la fiabilité de Toyota que ces clients recherchent aussi. Ce n’est jamais du 100 %, mais je pense qu’en proposant toujours la technologie la plus avancée, on répond dans le monde Toyota a une vraie attente de cette clientèle-là, qui a un pouvoir d’achat plutôt élevé.

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Comment expliquez-vous le retard à l’allumage du BZ4X, si on peut employer ce genre de métaphore s’agissant d’un véhicule électrique ?

On a eu un problème de qualité. C’est presque inhabituel chez nous, mais ça peut arriver. Nous n’avons pas voulu commercialiser le moindre véhicule à un client final tant que ce problème n’était pas réglé. On a préféré décaler, s’acheter du temps et solutionner le problème à la racine. Il sera en vente en septembre et le produit se veut irréprochable.

La nouvelle version de l’UX300e vient d’être présentée. On trouve encore dessus un chargeur CHAdeMo que l’on trouve quand même de moins en moins en Europe, et qui plus est avec une puissance de charge limitée à 50 kW, ce qui est peu si on se refère au segment du produit. Là aussi, vous n’avez pas peur d’être en décalage par rapport aux attentes ?

On va avoir une évolution dans quelques mois. Elle nous permettra d’être compatible avec tous les chargeurs. Pour l’instant, c’est un compromis que l’on a accepté. On est ici dans une difficulté qui est celle des normes. Ce véhicule — très japonais — a été conçu à un moment où les normes n’étaient pas stabilisées. Je ne vais pas vous cacher qu’idéalement on aurait préféré avoir tout de suite la nouvelle norme européenne disponible. Ce n’est pas le cas, nous avons donc aussi adapté nos ambitions commerciales à cela, même si le véhicule a beaucoup progressé par ailleurs, en autonomie et en prestations.