Argent dollar

Comment la voiture électrique brouille notre perception de la valeur.

« C’est beaucoup trop cher, ça ne marchera jamais ».

Quand la Porsche Taycan a été officiellement dévoilée en septembre 2019, et en même temps ses tarifs… haut de gamme, la réaction fut presque unanime : ces derniers étaient beaucoup « trop » élevés. Une histoire qui s’est d’ailleurs répétée avec le lancement, plus récent, de sa sœur jumelle de chez Audi, l’e-tron GT.

Des remarques, répétées aussi à l’encontre des modèles électriques de Mercedes et de BMW, qui n’ont eu de cesse de m’étonner.

Comme si, dans un grand tsunami d’amnésie collective, tous les auteurs de cette observation avaient soudainement oublié que les marques en question sont des marques de luxe, sportives, ou les deux. Et que les voitures qu’elles produisent ont toujours été hors de prix, et destinées à une cible de clientèle très aisée.

Des réactions d’autant plus surprenantes que l’on n’a absolument jamais entendu les mêmes au sujet des gammes thermiques des mêmes constructeurs. Qui s’est jamais plaint qu’une 911 ou une Panamera correctement optionnée tape allègrement les 150 000 euros, ou qu’une simple compacte S3 flirte gentiment avec les 70 000 euros dans une configuration acceptable ? Qui ? Personne.

Reproche-t-on à une Rolex d’être trop chère par rapport à une Swatch ? Jamais. Pourtant, la deuxième rend exactement le même service que la première : donner l’heure. Rien de plus. Pire : une montre connectée à moins de 500 euros est infiniment plus évoluée technologiquement qu’une Rolex mécanique à 5 000 euros. Avec pourtant un gap de prix plus important que dans le secteur automobile, vous n’entendrez pourtant jamais dire « Une Rolex c’est trop cher ».

Du coup, je me suis demandé d’où venait cette façon de penser qui consiste en gros à dire qu’une Porsche ou une BM électrique est « trop » chère, et par rapport à quoi.

Et j’ai trouvé un coupable. Ce coupable s’appelle – cela ne vous surprendra pas – Tesla.

La voiture électrique banalise la performance et la technologie

Pourquoi ? Parce que la marque américaine a tellement bousculé le monde automobile que toutes les valeurs que l’on croyait immuables ont vrillé comme dans un immense séisme. À commencer par la puissance et la performance, jusque-là chasse gardée exclusive des supercars, donc des bagnoles chères pour amateurs de sensations fortes au portefeuille bien garni. Essayez de vous souvenir combien de voitures descendaient le 0-100 en moins de 3,5 secondes avant l’apparition de la Model 3 Performance. Oui, une petite poignée, ayant pour nom Ferrari, Lamborghini, McLaren et Porsche Turbo. Et là, bim, une petite berline familiale banale qui ressemble à pas grand-chose fait jeu égal avec ces monstres sacrés, au calme et sur une jambe. Et surtout, à un prix qui dépasse à peine le seul malus écologique des supercars en question.

Mais il ne s’agit pas que de performance. La technologie embarquée et la pléthore d’équipements de série proposées par Tesla ont également fortement brouillé la perception de valeur que nous avons de l’automobile. Si l’on s’appuyait uniquement sur ces deux critères (performance et technologie), et que l’on calculait leur tarif en fonction de la prestation rendue et de la valeur perçue en appliquant l’échelle des autres marques, une Tesla devrait être beaucoup, beaucoup plus chère. En fait, ce n’est pas la Porsche ou la Merco qui est trop chère, c’est la Tesla qui ne l’est pas assez. Elon, ne lis pas cet article.

Alors bien sûr, ceux qui pensent qu’un Taycan est trop cher se recrutent majoritairement chez des personnes qui sont probablement assez hermétiques à l’histoire automobile et aux codes du luxe et du bling-bling, et on ne peut pas les en blâmer. Car Tesla n’est pas seul en cause. Les autres marques s’y sont mises également. Si, il y a encore quelques années, une voiture de plus de 200 chevaux était considérée comme sportive et classée dans le haut de gamme, c’est aujourd’hui la norme (même si je sais que l’on me contredira sur ce point en disant qu’une voiture n’a pas besoin de plus d’une centaine de chevaux). Il se peut même que 200 à 250 chevaux soient considérés comme une puissance courante et relativement banale. Alors qu’une Golf GTI thermique de 245 chevaux s’inscrit déjà dans une catégorie un peu à part, pas loin de l’élite sportive. Sans parler de la connectivité et des interfaces digitales qui constituent aujourd’hui également la base, alors que ces équipements étaient réservés il n’y a pas si longtemps que cela au haut de gamme, ou au prix de coûteuses options, avec d’ailleurs plus ou moins de bonheur. Reste à comparer les tarifs : 42 920 € pour une ID.3 de 204 chevaux, 43 210 € pour une Golf 8 GTI de 245 chevaux. Pour autant que cette comparaison ait du sens (204 chevaux c’est quand même différent de 245), qui a dit qu’une voiture électrique était plus chère que son équivalent thermique ?

C’est le paradoxe de l’électrique : perçue comme trop chère, elle l’est au final moins si on lui applique les référentiels du thermique.

Bref, l’automobile a fait face en quelques années à une évolution monstrueuse, qu’elle n’avait peut-être pas connue de toute son histoire, essentiellement en raison de l’émergence de l’électrique, et aussi en partie des technologies numériques qui vont avec, une évolution lissant considérablement les caractéristiques et les différences entre entrée de gamme et haut de gamme.

Quand j’ai vu cela, j’en avais déduit, peut-être un peu vite, que c’était la fin de la voiture de sport. Je me suis probablement trompé. Car au bout du compte, les choses continuant à évoluer très rapidement, il semblerait qu’une hiérarchie – que l’on pensait totalement aplanie – se dessine de nouveau. La dernière preuve nous provenant justement d’Audi, qui vient de laisser entendre que sa mythique R8 serait reconduite, mais en version 100 % électrique. Tandis qu’à l’autre extrémité de l’échelle, une Dacia Spring avec ses vaillants 44 chevaux semble bien partie pour devenir un best-seller dans sa robe de 4L des temps modernes.

Bref, on peut faire confiance aux constructeurs et à leurs services marketing pour redéfinir leurs gammes et leurs marges, mais ils devront être attentifs à l’exigence de leurs clients et à leur perception de la valeur, qui sera probablement montée d’un cran avec l’électrification.