Les opérateurs vont devoir trouver rapidement des solutions pour lisser la fréquentation des véhicules électriques dans les stations de recharge.

Il fut un temps pas si lointain où rouler en électrique vous garantissait un avantage, ou au moins une expérience originale : ce grand moment de solitude quand il s’agissait de recharger les batteries.

Que ce soit chez Tesla, Ionity, dans son parking ou celui de Leclerc, ou encore sur la place du village au pied de la proverbiale borne de recharge installée par la dynamique collectivité territoriale pour qui « le futur se conjugue déjà au présent » (et qui fonctionne une fois sur deux), c’était pratiquement la garantie d’être seul au monde pendant que la voiture faisait le plein d’électrons. De quoi en profiter accessoirement pour recharger ses propres batteries humaines, comme nous l’avons vu la semaine dernière.

Aujourd’hui, et surtout demain, dans un avenir proche, il se pourrait que les choses changent un petit peu. Et pas forcément pour le meilleur.

Nous avons vu il y a déjà quelques années qu’au pays de Tesla, les Superchargeurs n’avaient pas de Superpouvoirs, et que lors de grandes migrations, notamment à l’occasion de Thanksgiving, même ceux offrant le plus grand nombre de stèles se trouvaient saturés, affichant des queues gigantesques de voitures de la marque californienne attendant leur tour pour faire le plein.

Les routes de l’apocalypse

Mais il n’y a pas qu’outre-Atlantique que ce type de scénario se multiplie. Déjà à l’été 2020, alors que j’étais en route un jour de grand chassé-croisé estival (oui, erreur de ma part, mais parfois on n’a pas le choix), j’avais découvert le plaisir de poireauter environ 45 minutes au Superchargeur de Clermont-Ferrand, puis rebelote à celui de Saintes, et re-rebelote à Beaune au retour, l’essentiel des voitures présentes provenant généralement d’Allemagne, de Belgique et des Pays-Bas. Si une bonne recharge bien planifiée avec une Model 3 prenait souvent moins de 30 minutes, il n’en allait pas de même pour les Model S, qui occupaient les bornes pendant le double de temps, étant donné leur capacité de recharge limitée en puissance (ce qui ne sera plus le cas avec le millésime 2022).

Pour avoir parcouru certains groupes et forums dédiés à l’électromobilité ces dernières semaines, j’ai pu constater que le mauvais scénario des stations de recharge saturées avait tendance à se répéter dans nos contrées, et je crains que ce ne soit que le début de quelque chose qui risque de se généraliser avec l’adoption massive de la voiture électrique. En gros, si le nombre de points de recharge a fortement progressé en 2021, il n’a d’une part pas rempli l’objectif de 100 000 promis par le gouvernement à l’échéance fin 2021 (cela étonne qui ?), mais surtout il ne suit pas la progression des immatriculations de voitures électriques.

Si l’on regarde les chiffres bruts, la progression est significative : fin 2020, la France comptait 32 736 points de recharge ouverts au public. Le 31 décembre 2021, ce nombre était de 53 667, soit une progression de 64 %, avec l’installation de plus de 21 000 points de charge supplémentaires. Mais pendant la même période, il se vendait 162 106 voitures électriques dans l’Hexagone, soit une progression de 46 % par rapport à 2020. Si en pourcentage, les deux valeurs semblent pouvoir correspondre, il n’en est pas de même en valeur absolue. 162 106 nouvelles voitures électriques sur le marché pour « seulement » un peu moins de 21 000 nouvelles bornes, cela représente juste sur cette progression pas loin de 8 nouvelles voitures par nouveau point de recharge, sachant qu’il faut encore déduire de ce total les Superchargeurs Tesla tant qu’ils ne sont pas ouverts à toutes les marques. En données brutes, si l’on sait qu’il y a 512 718 véhicules électriques en circulation en France, cela représente 7,5 voitures par point de recharge.

Alors bien sûr, ce n’est pas dramatique, les cas de saturation sont encore rares, et nombreux sont ceux où l’on est encore seul ou presque sur une station de recharge, mais c’est aussi une question de répartition dans le temps et dans l’espace. Certaines régions et axes sont assez bien pourvus en stations de recharge, d’autres sont encore relativement oubliées, comme certaines portions de l’ouest du pays. Côté pics de fréquentation, ils vont immanquablement être plus fréquents, et non plus seulement lors des grandes périodes de congés en France et en Europe. Nous vivons cela également dans les parkings publics dotés de prises de recharge.

Un engorgement qui pourrait bien être accentué par la politique différente des opérateurs. Si Tesla propose déjà des stations comptant 20 bornes ou plus (la moyenne s’établissant à une dizaine par Superchargeur), il n’en est pas de même pour Ionity, qui pour le moment propose très majoritairement des stations avec entre 4 et 6 bornes, sans parler de TotalEnergies. Fastned semble en revanche vouloir suivre une voie intermédiaire avec ses (jolies) stations comptant généralement entre 6 et 8 bornes installées longitudinalement comme des pompes à essence, ce qui peut fluidifier un peu les recharges, car l’effet “psychologique” n’est pas anodin : quand on charge chez Tesla, on est garé, stationné, ce qui incite à occuper l’espace plus longtemps. Quand on charge chez Fastned, on est juste arrêté comme à la pompe à essence, et donc prêt à repartir. Il ne viendrait à personne l’idée de stationner à une pompe à essence le temps d’un repas, par exemple.

Des solutions à imaginer

L’on sait que pour les opérateurs, la rentabilité n’est pas encore au rendez-vous (mais ça vient), et c’est la raison pour laquelle il y a encore une certaine frilosité à déployer des stations géantes et trop nombreuses en sachant qu’elles risquent d’être désertes la plupart du temps, et pas profitables probablement avant plusieurs années. Mais de toute façon, il va falloir accélérer afin de ne pas rebuter les futurs et récents électromobilistes avec de trop longues attentes quand il s’agira de charger, d’autant que l’argument de l’avantage du prix est de moins en moins pertinent pour les faire basculer. L’offre contribuera certainement à renforcer la demande, ou en tout cas une dynamique favorable.

Il faudra alors que les acteurs du marché se creusent la tête pour imaginer des solutions permettant de lisser les flux. Tesla a déjà mis en place une surfacturation pour les « voitures-ventouses » occupant une borne de recharge trop longtemps. En exploitant la data, on pourrait probablement imaginer d’autres incitations pour mieux répartir les utilisateurs par rapport aux points de charge disponibles, avec par exemple des systèmes de bonus-malus ou de crédit pour les plus « vertueux », voire une tarification variable et dynamique des points de charge d’un réseau en fonction de leur occupation, à l’image de ce qui se pratique dans l’hôtellerie avec le yeld management. Un exemple concret : vous êtes en route entre Paris et le sud, il vous reste 150 km d’autonomie et vous prévoyez de charger à Mâcon. La station est très fréquentée. En fonction de l’autonomie réelle restant, votre planificateur vous propose de charger au sud de Lyon dans une station moins fréquentée. Si vous acceptez, vous gagnez des crédits pour votre prochaine charge, ou à convertir en achats. Idem pour le temps passé à la borne, même si l’on sait qu’on ne choisit pas toujours sa vitesse de charge ni le besoin en rayon d’action.

Il y a sûrement de nombreux dispositifs vertueux à imaginer pour que charger ne soit pas trop rébarbatif dans cette période intermédiaire des quelques années qui arrivent, en attendant que le nombre de points de charge soit en cohérence avec le parc de voitures électriques.