AccueilArticlesPeut-on encore être seulement un constructeur automobile ?

Peut-on encore être seulement un constructeur automobile ?

La suite de votre contenu après cette annonce

Les biais des marchés et l’environnement technologique contraignent les constructeurs automobiles à modifier leur carte de visite.

Les grands patrons de l’automobile mondiale ont changé de discours. Début septembre, au salon de Munich, on a vu le plus grand groupe européen se présenter comme « leader mondial de la “tech” ». « Nous sommes une entreprise de « tech », l’Apple de l’automobile » dit aussi Stella Li, numéro 2 de BYD, à des confrères italiens. Mercedes met des billes chez un fabricant de semi-conducteurs dans la Silicon Valley. Elon Musk ne jure plus que par ses robots Optimus pour assurer l’avenir de Tesla… Que se passe-t-il ?

Aimant à investisseurs

Une première réponse est l’obsession actuelle des marchés pour l’IA, les puces, les data centers… Cela fait les titres des journaux et la Une des sites : le fabricant de puces Nvidia approche des 5 000 milliards de dollars de capitalisation boursière. En ajoutant Microsoft, Apple, Tesla, Amazon, Meta (Facebook) et Alphabet (Google) pour former ce que l’on surnomme le « Magnificent Seven », le total constitue plus du tiers du S&P 500, l’indice boursier regroupant 500 grosses boîtes américaines. « Le déséquilibre n’a jamais semblé aussi grand entre un secteur et le reste de l’économie », observe sagacement le correspondant à New York du Monde.

Le contraste avec l’automobile fait mal aux yeux. Longtemps perle des investisseurs, Porsche possède aujourd’hui une capitalisation boursière d’environ 40 milliards d’euros. Renault plafonne à 10 milliards, malgré une marge opérationnelle de 7,6 % l’an dernier… Le groupe Stellantis avec ses 15 marques, ses 156 milliards d’euros de chiffre d’affaires, ses 250 000 employés et ses 6 millions de véhicules immatriculés ne représente aujourd’hui « que » 26 milliards d’euros de capitalisation, soit trois fois moins qu’il y a un an et demi. Dans son récent livre intitulé Un pilote dans la tempête, l’ex-patron, Carlos Tavares, se plaint ainsi de « la difficulté d’accéder à du capital en Europe » et s’étonne du peu d’enthousiasme généré par les dividendes qu’il a versés ces dernières années aux actionnaires… Les investisseurs regardent ailleurs.

Or, les constructeurs ont urgemment besoin de la confiance de la bourse pour adapter leur outil industriel et leurs produits à l’évolution des technologies, à l’électrification imposée par le changement climatique et aux goûts et besoins des consommateurs. Ceux-ci ont d’ailleurs quelques soucis de pouvoir d’achat dans un contexte de croissance globale en perte de vitesse.

On l’a aussi vu dans notre petite enquête chiffrée sur les dépenses en recherche et développement (R&D) des constructeurs automobiles. Ils sont aujourd’hui petits face aux géants de la « tech », dont l’attrait est dopé par les promesses de l’intelligence artificielle.

Par rapport aux géants de la « tech »…

Volkswagen est l’incontestable numéro 1 sur le secteur « automobile ». Mais d’autres entreprises dépensent encore plus en R&D à l’échelle mondiale. Voici quelques exemples extraits des comptes 2024 :

  • Alphabet (Google) : 45,6 milliards d’euros
  • Meta (Facebook) : 40,5 milliards d’euros
  • Apple : 29,0 milliards d’euros
  • Microsoft : 27,3 milliards d’euros
  • Samsung : 23,7 milliards d’euros
  • Huawei : 23,1 milliards d’euros
  • Volkswagen : 21,0 milliards d’euros

Les « vieux » constructeurs sont aussi contraints de collaborer avec les GAFAM ou d’appeler à la rescousse de jeunes pousses plus agiles, notamment sur la question du logiciel. Ici Renault collabore avec Google. Là Volkswagen s’acharne avec sa filiale Cariad, tout en y injectant du Xpeng ou du Rivian… Et le jugement du marché n’est pas le même selon votre activité. Ici, BMW gagne encore beaucoup d’argent en vendant des voitures, mais s’excuse presque auprès de ses investisseurs pour avoir dépensé des sous dans le développement de sa plateforme électrique Neue Klasse. Là, xAI (Grok), Meta ou Microsoft peuvent se permettre d’annoncer des centaines de milliards en data centers, puces et cerveaux tout en continuant à bénéficier (pour l’instant) de la confiance du marché…

Pour ne pas passer pour un ringard auprès de la bourse, il est donc tentant pour un « CEO » automobile de tomber la cravate, d’agiter de l’IA dans son keynote et de présenter son entreprise industrielle comme une start up innovante…

Fascination

Un deuxième facteur apparaît. L’aventure entrepreneuriale d’Elon Musk a marqué une génération entière d’automobilistes. Nombre d’innovateurs ou d’early adopters du véhicule électrique ont acheté « différent », convaincus par le discours de l’homme d’affaires, mais aussi par la qualité des Tesla et du réseau Supercharger. C’était déjà un signe qu’il fallait penser un peu plus loin que l’auto pour convaincre cette frange de la population…

Comme le rappelle l’essayiste Geoffrey A. Moore dans un essai bien connu sur l’innovation, ces profils « sont fascinés par toute avancée fondamentale et font souvent l’acquisition d’un appareil technologique simplement pour le plaisir d’explorer ses nouvelles propriétés ». Le primo-adoptant est aussi plus riche que la moyenne. Il s’agit donc d’une clientèle de choix, qu’il convient de séduire en présentant une « vision ».

La rhétorique « tech » devient en elle-même un argument : en achetant notre voiture, vous participez à une aventure qui va transformer l’humanité. Regardez Xpeng… Comme Tesla, la marque chinoise – nouvelle coqueluche du petit cercle des connaisseurs – se présente désormais officiellement comme « une entreprise d’exploration de la mobilité dans le monde physique de l’IA et une société mondiale d’intelligence incarnée ».

Dans une conférence sur l’intelligence artificielle accompagnée de robots dansants et de drones, He Xiaopeng, codeur d’origine et fondateur de la marque chinoise, promettait il y a peu : « donnez-nous un peu de temps et de patience. Cela va se réaliser. Nous sommes sur le chemin d’un futur meilleur démocratisant la technologie et [ouvrant la voie] à une vie meilleure ». Le paradigme de l’abondance ou celui de l’accélérationnisme sont probablement plus vendeurs que : « Dans notre usine, nos ouvriers assemblent des Fiat Panda ».

Pour ne pas passer pour un ringard auprès des clients, il est donc tentant pour un « CEO » automobile de tomber la cravate, d’agiter de l’IA dans son keynote et de présenter son entreprise industrielle comme une start up innovante…

Jeux de pouvoirs

Dans les années 1970, les sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg avaient montré que l’action collective — et donc, par exemple, les activités d’une entreprise — sont le fruit de jeux et de stratégies des acteurs qui composent une organisation. On peut donc comprendre aussi l’obsession pour le software, l’autonomie ou l’IA comme une arme pour les codeurs obsessionnels et consultants gourous pour évincer les ingénieurs mécaniques, responsables marketing et financiers scrupuleux qui faisaient jusqu’ici la loi chez les constructeurs. Ou un moyen habile de leur soutirer des budgets.

D’autant que, comme le disaient Crozier et Friedberg dans leur texte fondateur, une ressource essentielle de ces nouveaux acteurs est l’incertitude : « Ce qui est incertitude au niveau des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs » (1). Large Language Models (LLM) ou Software Defined Vehicle (SDV) portent des potentialités imaginables mais pas encore directement mesurables. Et leur fonctionnement concret est logiquement obscur pour des responsables formés à d’autres spécialités. Voilà de belles incertitudes, d’autant que l’état de l’art évolue sans cesse. Et voilà donc du pouvoir à manœuvrer en interne. Surtout si la « vision » en font le moteur de la valeur du véhicule à l’avenir.

Pour ne pas passer pour un ringard auprès de ses collaborateurs, il est donc tentant pour un « CEO » automobile de tomber la cravate, d’agiter de l’IA dans son keynote et de présenter son entreprise industrielle comme une start up innovante…

(1) Michel Crozier, Erhard Friedberg. « L’acteur et le système : les contraintes de l’action collective ». Editions du Seuil, 1977.

Nos guides