Lucid Air

Qui sont les constructeurs qui ne fabriquent que des voitures électriques ? Possèdent-ils un avantage concurrentiel par rapport aux constructeurs généralistes ?

Si vous vous intéressez un peu à l’innovation et à l’actualité du digital et des internets, vous avez déjà probablement rencontré ce terme de « pure player » (*), qui désigne les entreprises nées avec internet et qui exercent leur activité exclusivement en ligne. Cela concerne la plupart du temps une partie des sites de e-commerce, mais aussi des médias, comme celui que vous êtes en train de lire.

Un terme qui pourrait désormais être étendu au secteur de la voiture électrique, puisque de nombreux « acteurs purs » ont émergé ces dernières années, à commencer par le plus connu et le plus ancien d’entre tous, je veux bien sûr parler de Tesla.

L’évolution darwinienne ayant fait son travail aussi dans ce domaine, certains pure players de l’économie numérique ont disparu, d’autres ont prospéré et une troisième catégorie a évolué d’une façon inattendue, en ouvrant des points de vente en dur. C’est le cas par exemple d’Amazon ou, plus proche de nous, de Free, qui gèrent désormais un réseau de boutiques pour se rapprocher des clients dans la « vraie vie ». De nombreuses start-up suivent également ce chemin en commençant par le digital puis en étendant leur activité à travers un réseau physique.

Tous les constructeurs vont devenir des pure players

C’est là que se fait la différence avec les pure players de la voiture électrique, car ce schéma a peu de chances de se reproduire dans le secteur qui nous intéresse. Difficile d’imaginer en effet qu’un jour, Tesla ou Lucid se mettent à produire… des véhicules thermiques. Bref, de ce point de vue, la messe est dite.

L’inverse en revanche paraît également acté, puisque les constructeurs historiques seront contraints de passer au tout électrique, en tout cas dans nos contrées, d’ici 2035, si bien sûr aucun Satan 2 n’a entretemps accéléré le réchauffement climatique. Autrement dit, les généralistes vont devenir des pure players dans, disons, deux décennies, qu’ils le veuillent ou non. Un peu comme si on forçait Castorama, Carrefour ou Alain Afflelou à fermer tous leurs points de vente pour ne vendre qu’en ligne afin de réduire leur empreinte carbone.

Vous voyez le truc ? Et le handicap concurrentiel par rapport à des acteurs nés avec internet et ayant eu trois décennies pour s’aguerrir au marketing en ligne ?

En extrapolant un peu, on peut se demander si ce scénario n’est pas également applicable aux constructeurs automobiles. Autrement dit, si Tesla et consorts n’ont pas pris une avance – et un avantage – irrattrapable en matière de propulsion électrique. Certains le pensent, mais je ne fais pas partie de ces derniers.

Car, si les VW, BMW et autres Renault et Peugeot peinent un peu à égaler le savoir-faire d’un Tesla en matière notamment d’efficience, et finalement de rapport qualité/prix, ils ont pour eux un savoir-faire inestimable dans tout ce qui concerne le reste, à savoir la fabrication d’autos bien finies, robustes, au design léché, et qui procurent encore un semblant d’émotion à leurs propriétaires. Et surtout, ils disposent généralement de moyens importants, même si leur valorisation boursière est moindre que celle de certains pure players.

L’efficience électrique proportionnelle à la valorisation boursière ?

C’est d’ailleurs tout le paradoxe de ce marché, que l’on peut rapidement illustrer par quelques chiffres assez symboliques : la valeur boursière de Tesla a atteint un sommet historique de plus de 1 000 milliards de dollars fin 2021 pour retomber aux environs de 900 milliards au moment d’écrire ces lignes, pour un chiffre d’affaires de 55,8 milliards de dollars en 2021. Pour comparaison, la valeur en bourse du groupe VW est de 109 milliards (oui, quasiment 10 fois moins) pour un chiffre d’affaires 2021 de 247 milliards (oui, quasiment 5 fois plus).

Cherchez l’erreur.

L’erreur ? Y en a-t-il vraiment une ? Pas sûr. En misant sur Tesla, les investisseurs misent sur le futur – le futur est toujours plus vendeur que le passé – et la foi en des profits gigantesques à long terme. Et aussi, de façon plus intangible, sur l’idée de faire partie de l’histoire, d’une histoire en train de s’écrire, ce qui est toujours bon pour l’ego. Cette part d’irrationnel participe du même processus que celui de toutes les start-up du numérique et d’internet devenues des mastodontes. Rappelons qu’Amazon a été déficitaire pendant près de 10 ans avant de devenir une machine à cash, et que régulièrement les analystes prédisaient sa faillite. Cela vous rappelle quelque chose ?

Allez, un autre petit exemple pour la route. La capitalisation boursière de Lucid Motors est de 47 milliards, après avoir atteint 90 milliards fin 2021, soit pratiquement celle du groupe VW. Sans avoir encore vendu une seule voiture, ou à peine.

Des chiffres que d’aucuns pourront juger délirants, mais qui disent la confiance des marchés dans la capacité à innover, inventer – et peut-être – faire rêver les consommateurs du futur et potentiels électromobilistes. Des chiffres qui confirment également que tout ce qui est labellisé « tech » attire plus facilement les gros capitaux que ce qui ressemble encore à une industrie traditionnelle. Certains entrepreneurs du numérique le savent, et en jouent : « Pour lever des fonds, il vaut parfois mieux venir sans business plan, mais avec une “vision” et un certain don pour faire rêver ».

Est-ce que ces sommes astronomiques sont corrélées à un savoir-faire industriel ? Autrement dit, est-ce qu’être un pure player au portefeuille bien garni garantit de produire de meilleures voitures électriques ? Quand il s’agit d’efficience, si l’on se réfère à ce que propose Tesla, on serait tenté de répondre oui. Mais le même Tesla a longtemps été critiqué pour la qualité de fabrication et la finition de ses voitures. Le contre-exemple viendrait aussi du côté du Matin calme avec Kia et Hyundai, qui montrent qu’ils sont capables de faire d’excellentes voitures électriques, souvent plébiscitées par leurs clients, avec d’excellentes autonomies et une efficience parfois meilleure que celles du constructeur américain, comme le montre le Hyundai Kona par exemple. Sans parler de l’architecture 800 volts de la Kia EV6 et du Hyundai Ioniq 5, un point sur lequel ces deux marques généralistes et « historiques » ont même dépassé Tesla. Tout en proposant des voitures très bien équipées, au design audacieux et à la finition soignée.

Ce qui nous fait dire que l’affaire est loin d’être pliée pour les constructeurs historiques. Tout d’abord parce qu’ils ne sont pas plus idiots et qu’ils comprennent où se trouvent leurs intérêts. Et surtout parce qu’ils ont le savoir-faire, le réseau, et quand même les reins solides, avec beaucoup de cash en banque (ce qui vaut mieux parfois qu’une forte valorisation en bourse).

Bien sûr, ils ne bénéficieront jamais de cet avantage un peu sexy d’être des pure players, mais ils ont déjà prouvé qu’ils étaient capables de se réinventer et d’innover à leur façon, en s’adaptant à la nouvelle donne. La plupart des observateurs, et des clients, ce qui est le plus important, sont d’accord pour dire que certains modèles arrivés sur le marché récemment sont plutôt réussis, et n’ont plus grand-chose à envier aux bolides de tonton Elon. Ainsi en va-t-il de la Kia EV6, un vrai succès commercial et critique, mais également de modèles moins exposés comme la Fiat 500e ou encore, dans un autre registre, la Porsche Taycan, ce qui était loin d’être gagné pour cette dernière quand on connaît son positionnement et l’attachement des clients de la marque à une certaine tradition. Trois exemples parmi d’autres qui démontrent que les constructeurs traditionnels en ont un peu sous le pied, et qu’ils peuvent aller chatouiller les pure players sur leur terrain, ce qui est finalement une bonne nouvelle.

Finalement, pour proposer une offre bénéficiant à la fois des avantages de l’expérience historique et de celle de l’innovation, peut-être que les constructeurs généralistes devraient s’inspirer de ce qu’avaient fait en leur temps Toyota avec Lexus, Nissan avec Infiniti, ou même Citroën avec DS : créer une marque à part 100 % électrique.

Autrement dit, un pure player avec de l’expérience. Le meilleur des deux mondes, non ?

(*) Désolé pour ceux qui sont définitivement allergiques aux anglicismes, parfois on n’a pas le choix, car un équivalent pertinent n’existe pas en français