Chez Automobile Propre, on sentait bien depuis quelque temps que la situation n’était pas très claire dans le rôle d’opérateur national endossé par le groupe Bolloré pour le déploiement de 16.000 points de recharge dédiés aux véhicules électriques. Nous avions essayé à plusieurs reprises, en vain, de le contacter. Juste avant la signature de la convention d’itinérance du maillage Brev’Car, entre Gireve et le syndicat départemental d’énergie des Côtes-d’Armor, Jean Gaubert, président de ce dernier, a évoqué la situation. Nous avons souhaité en savoir plus au cours d’un entretien qu’il nous a accordé.

Opérateur privé

Au milieu de l’automne 2014, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique depuis peu, avait indiqué, sans le nommer, qu’un opérateur privé se chargerait d’installer en France 16.000 bornes de ravitaillement pour véhicules électriques.

C’est sans surprise que quelques semaines plus tard a été confirmé le nom de Bolloré qui circulait déjà pour ce rôle. L’industriel breton, qui avait déposé sa candidature le 1er décembre 2014, avait déjà déclaré en janvier de la même année qu’il souhaitait jouer un rôle majeur pour le déploiement des stations dédiées aux VE dans l’espace public.

De 16.000 bornes à 16.000 points de charge

Avec le temps, les 16.000 bornes sont discrètement devenues 16.000 points de charge à installer sur près de 4.000 communes, dans 94 des départements des 22 régions qui composaient alors la France métropolitaine.

Un investissement évalué à 150 millions d’euros sur 4 ans qui nécessitait que soit reconnu de « dimension nationale » le projet de Bolloré afin de bénéficier d’une « exemption de redevance d’occupation du domaine public ». Une étape dépassée tout début février 2015. On en savait alors un peu plus sur le matériel, l’industriel breton étant opposé à la recharge rapide, selon lui pour « éviter de déstabiliser le réseau électrique par des appels de puissances trop brutaux et prolonger la durée de vie des batteries des véhicules ».

Les bornes seraient donc de type semi-accéléré, d’une puissance de recharge maximale de 7,4 kW, « intelligentes et connectées, munies d’écrans tactiles permettant le dialogue avec les utilisateurs ». Un choix que nombre d’électromobiliens ne comprenaient pas, puisque dans l’idée il s’agissait de pouvoir effectuer des déplacements longs à travers la France.

Fin de la première tranche : 31 décembre 2016

Solide financièrement, devenu incontournable dans la mobilité électrique grâce à une palette très large d’engins, de la Bluecar choisie pour Autolib’ jusqu’aux trams et bus, le nom de Bolloré avait de quoi séduire et donner confiance.

En 2014, il avait été dit que le déploiement des 16.000 points de charge prévu par l’Etat devait, non pas se substituer, mais compléter les initiatives des collectivités locales accompagnées par le programme d’investissements d’avenir.

Sur le terrain, cette prescription n’était pas si évidente à respecter. Quoi qu’il en soit, le projet porté par le patron de Blue solutions devait se concrétiser selon deux tranches, dont la première avait pour date butoir le 31 décembre 2016, – c’est-à-dire dans quelques jours -, pour une couverture de tous les départements concernés. Or, on sait déjà que ce scénario ne sera pas respecté. La réalisation de la seconde phase est programmée pour le 30 juin 2019.

La Bretagne d’abord

Président du SDE22 qui porte le maillage Brev’Car dans les Côtes-d’Armor, Jean Gaubert se souvient bien de tous ces épisodes, mais aussi d’un point supplémentaire : « Le déploiement à grande échelle de Bolloré devait commencer avec la Bretagne pour zone expérimentale ».

Qu’en est-il aujourd’hui ? « Le Morbihan, premier département à s’être lancé, est le plus avancé, avec cependant un réseau non finalisé », révèle notre interlocuteur, par ailleurs médiateur national de l’énergie. « Le Finistère et l’Ille-et-Vilaine sont dans la même situation que nous dans les Côtes-d’Armor », poursuit-il, évoquant un projet de réseau qui s’est réduit « comme une peau de chagrin ».

Il détaille : « Il devait y avoir des bornes partout dans les 4 départements bretons, puis à différents endroits dans certaines villes, puis seulement aux alentours des gares, et finalement peut-être uniquement celles de Brest et Quimper, et aujourd’hui, plus personne n’entend parler d’eux ! ».

Jean Gaubert, Président du syndicat départemental d’énergie des Côtes-d’Armor (au centre sur la photo).

Rangez-vous, on va faire !

« Nous nous sommes rapprochés de Bolloré rapidement après avoir su qu’il allait déployer ses 16.000 points de charge ; nous avons été conviés à 3 réunions à Rennes, 3 autres à Paris », témoigne Jean Gaubert.

Le message de Bolloré était en substance : « Rangez-vous, on va faire ! », poursuit-il. « Mais on n’a jamais su exactement ce que les gens de chez Bolloré comptaient faire exactement, et notamment dans leur programme urbain », regrette-t-il.

« Parallèlement, nous avons continué de notre côté en allégeant nos ambitions sur les grandes villes, comme Saint-Brieuc, par exemple », explique-t-il. Pourquoi travailler sur 2 réseaux en même temps ? « Leur projet, s’appuyant uniquement sur des bornes 3 et 7 kW, n’était pas le même que le nôtre qui inclut la recharge rapide : la recharge de dépannage est foncièrement courte ! », justifie le président du SDE22 qui confirme ne pas avoir reçu de conseils de la part de l’industriel breton pour réaliser le maillage Brev’Car. « Des conseils, nous en avons obtenus d’autres syndicats de l’énergie plus avancés dans leurs départements, dont le SyDEV pour la Vendée », reconnaît-t-il.

Les bornes Bolloré pour les voitures de location ?

« Les bornes de Bolloré dans les gares, c’était sans doute pour ses voitures de location, comme à Paris », risque Jean Gaubert, pensant aux Bluecar d’Autolib’.

« Ce qui s’est passé avec le programme de déploiement des 16.000 points de charge est révélateur de la stratégie de l’entreprise », déplore-t-il. « Venant d’une entreprise privée, je n’aurais pas été choqué d’un réajustement ou d’un abandon si j’en avais été informé ; mais là, arrivé comme un éléphant dans un magasin de porcelaine et parti sur la pointe des pieds… », illustre-t-il. « Ce n’est pas ce que j’attends d’un grand groupe présenté comme très organisé marchant comme une seule armée », ajoute-t-il.

« Très inconséquent », c’est l’expression que le président du SDE22 emploie pour qualifier le comportement de Bolloré sur le sujet, se posant la question d’un « manque de préparation » ou d’un « coup de tête » de l’industriel breton.

6 à 12 mois de retard

Jean Gaubert estime que « la défaillance de Bolloré a fait perdre entre 6 et 12 mois au réseau du SDE22 », certifiant que sans cet épisode « le maillage Brev’Car serait fini d’être déployé ».

Effet d’une confiance sans doute trop grande accordée par des conseils municipaux au patron de Blue Solutions : « Des villes avaient décidé de ne pas investir dans des bornes de recharge parce qu’elles étaient persuadées que Bolloré en installerait sur leur territoire ». Le président du syndicat de l’énergie des Côtes-d’Armor reconnaît avoir désormais « quelques dents à combler », et notamment « devoir renforcer à horizon 2 ans les installations sur Saint-Brieuc, Guingamp, Lannion, et Dinan pour parvenir petit à petit à un maillage cohérent ».

Cette rectification devrait tenir compte de ce qui se fait et se fera au niveau du privé : « Des chaînes de la grande distribution équipent leurs magasins avec l’objectif de fidéliser leur clientèle », rappelle-t-il. Le SDE22 a connu un autre problème à gérer dans l’urgence, également de nature à faire déraper le planning : la défaillance du groupe américain Pentair qui devait fournir les bornes. C’est finalement Lafon Technologies qui a récupéré le marché costarmoricain.

Recharge à domicile

Pour Jean Gaubert, « la recharge des véhicules électriques et hybrides rechargeables doit d’abord s’effectuer au domicile ». Le rôle du syndicat de l’énergie a été d’évaluer « où les automobilistes risqueraient de se trouver à la limite de leur réserve lorsqu’ils se déplacent en voitures électriques ».

Par ailleurs, l’installation de bornes de recharge sur les aires de covoiturage ou devant les gares apparaît comme un non sens pour le président du SDE22. « Pour rejoindre leurs parkings, un automobiliste parcourt 5 kilomètres, 20 au maximum ; des bornes ne sont pas utiles ici ! », avait-il déclaré lors de son discours prononcé pour la signature de la convention d’itinérance avec le Gireve, lundi 5 décembre dernier. Il avait pointé un inconvénient majeur : « Les voitures resteraient branchées le plus souvent toute la journée, ce qui est contre le principe de la rotation aux bornes ».

N.B. 1 : Pour rappel, les déclarations de nos interviewés sont explicitement matérialisées par des caractères italiques. Merci de ne pas leur attribuer des propos qui ne seraient pas les leurs, souvent le fruit des connaissances et des recherches effectuées par la rédaction.

N.B. 2 : Le groupe Bolloré dispose d’un droit de réponse qu’il peut activer en contactant Automobile Propre, ou en déposant un commentaire à la suite du présent article.

Automobile Propre et moi-même remercions vivement Jean Gaubert pour sa réactivité et le temps qu’il a consacré à répondre à nos questions.